Une revue savante consacrée à la cuisine, ce n’est pas banal, mais une « revue des cultures culinaires au Canada » ça semble terriblement audacieux. Comment cette idée a-t-elle germé ?

Depuis 2000, environ, nous avons constaté un essor important de l’intérêt pour la cuisine et les pratiques qui s’y rattachent. Il suffit de voir le succès de certaines chaînes télévisées comme Food Network Canada et la popularité d’émissions comme MasterChef Canada. Or, cet intérêt marqué dans la culture populaire canadienne a eu un impact sur la recherche. Les chercheurs se sont de plus en plus intéressés au fait alimentaire et on a constaté une prolifération de programmes voués à l’étude des aliments, de l’alimentation, de la diététique, ou de ce qu’on nomme fréquemment les « Food Studies » dans le monde anglo-saxon. Au Canada, à l’époque, peu de forums à saveur « canadienne » se consacraient à l’objet alimentaire. Nathalie Cooke, professeure à l’Université McGill et fondatrice de la revue, a saisi l’occasion et a créé CuiZine en 2008 pour traiter de ce sujet et des problématiques qui en découlent. Comme notre site web le dit, CuiZine, c’est un lieu pour étudier tout ce qui englobe l’alimentaire au Canada.

C’est un sujet aux multiples déclinaisons sur tous les plans : social, politique, culturel et de la santé. Depuis le premier numéro, l’intérêt pour la revue et pour les Food Studies en général ne fait que croître. Nous avons publié des dossiers thématiques qui ont été reçus favorablement par le public et nous avons publié des articles qui ont suscité un grand intérêt dans la presse – particulièrement un article récent sur la poutine et sa signification pour l’identité culinaire québécoise [1]1CuiZine
Poutine Dynamics
2016
.

 

La cuisine, la nourriture, c’est un objet de recherche ou bien plutôt un prétexte pour parler de la société canadienne ?

Les deux ! Comme le disait Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » L’alimentaire est un fait socioculturel ; donc, étudier le fait ou l’objet alimentaire, c’est étudier la société, les cultures, les normes, les discours.

Par exemple, étudier les menus historiques nous permet d’identifier de nouveaux éléments propres à des événements importants (nous pensons ici aux conférences tenues au Château Frontenac auxquelles ont participé Churchill, Mackenzie King et Roosevelt en 1943-1944 [2]2CuiZine
L’étude du menu comme représentation de l’identité culinaire québécoise : le cas des menus au Château Frontenac
2011
) ; de mieux comprendre l’évolution de mouvements sociaux (par exemple, le féminisme des années 1970 et 1980 dans le contexte des restaurants dits féministes de l’époque [3]3CuiZine
Counter Culture: The Making of Feminist Food in Feminist Restaurants, Cafes, and Coffeehouses
2016
) ; et de revoir l’histoire sous une nouvelle dimension (nous avons publié une excellente étude sur le développement urbain à Montréal en lien avec le bétail de subsistance [4]4CuiZine
Meatscapes: Spaces and processes associated to subsistence livestock
2016
 – inusitée et fort intéressante).

 

CuiZine se veut également un espace de création et un espace d’expression où relater des souvenirs liés à la nourriture. C’est inhabituel pour une revue universitaire. 

La majorité du contenu de fond provient de perspectives ancrées dans les sciences humaines et sociales, mais, en effet, nous acceptons également des soumissions créatives et artistiques. Cela correspond à notre volonté de joindre un public situé de plus en plus dans un espace numérique, notamment. D’autre part, l’objet alimentaire se prête bien à une analyse multimédia et nous croyons que le lecteur tire profit de voir ces questions étudiées sous plusieurs angles.

C’est aussi une question d’accessibilité aux savoirs. Les contenus scientifiques, il faut le souligner, ne sont pas accessibles à tous : il faut avoir une certaine maîtrise des cadres conceptuels, de la langue, et de la forme. Les œuvres créatives, en revanche, sont généralement plus accessibles, car leurs interprétations sont moins fixes. Tout le monde s’y retrouve. C’est donc un autre moyen de transmettre les savoirs.

Joanna Turner, Low Bush Cran-Jungle: foraging, Winnipeg, oct. 2016. Illustration parue dans « Food Illustration: a morsel on the medium », CuiZine, vol. 7, no 2, 2016.

Comment faites-vous pour évaluer les soumissions qui n’appartiennent pas au champ académique ?

Nous sollicitons l’aide et l’expertise de collègues réputés dans leurs domaines respectifs : des poètes, des vidéophiles, des artistes… Mais nous évaluons également ces contenus en fonction de notre lectorat : est-ce que ces soumissions peuvent susciter de nouveaux dialogues ? peuvent-elles permettre de voir certains objets quotidiens sous un autre jour ? 

 

CuiZine est une revue nativement numérique et en libre accès, pourquoi avoir opté d’emblée pour ce mode de diffusion ?

Nous voulions faciliter la diffusion des contenus : une diffusion bilingue, dans les deux langues officielles, mais également par le biais d’une diffusion entièrement numérique.

Cela permet aussi aux auteurs de traiter de cette thématique fascinante avec le média qui leur semble le plus adéquat : les mots, l’audio-visuel, le multimédia. Le numérique nous permet d’explorer et d’étudier certaines questions de manière réellement interdisciplinaire.  Cette une caractéristique qui nous distingue d’autres publications portant sur des thèmes semblables. Après tout : on mange et on déguste avec tous nos sens, pourquoi ne pas répliquer cette dimension dans CuiZine ?

Quant au libre accès, c’est devenu la norme et nous voulions ici encore faciliter la diffusion de la revue. Cela permet de toucher un plus vaste public, mais aussi d’assurer l’accessibilité des données qui pourraient être utiles pour les différents acteurs sociaux.

Christopher Martin, Canadian Shield Shortbread Cookies, 2008. Vidéo parue dans CuiZine, vol. 1, no 1, 2008.

Puisque la revue ne peut pas compter sur des revenus d’abonnement, comment se finance-t-elle ?

Nous recevons un soutien de la bibliothèque de l’Université McGill et de l’Université de Saint-Boniface. Quoique le budget soit restreint, il nous permet de mener les activités essentielles liées à la publication de la revue. Nous devons également souligner que la revue a la chance de pouvoir compter sur des collaborations et du bénévolat. L’apport d’apprentis traducteurs (des étudiants de l’Université d’Ottawa et de l’Université de Saint-Boniface, en particulier) est non négligeable. Nous avons également certains bénévoles qui nous aident dans la création de certains contenus pour alimenter notre diffusion sur Twitter. En somme, c’est un travail d’équipe et nous sommes très reconnaissants des appuis que nous avons reçus et que nous recevons.

 

Quel est votre plat préféré pour survivre à l’hiver canadien ? Et quel est le plat canadien par excellence, celui qui serait notre ambassadeur ?

La réponse variera sans doute selon le membre de l’équipe à qui vous posez la question. Il est fort probable que la poutine réponde à ces deux questions : d’une part, c’est un plat assez lourd, donc qui nous gardera au chaud. D’autre part, c’est un plat très connu à l’échelle mondiale – nous avons lu des articles qui citent des versions adaptées aux goûts de différents pays, une poutine marocaine ou mexicaine, par exemple. Certains, paraît-il, font des détours touristiques pour passer dans un Chez Ashton à Québec…

Cela dit, il y aurait tant d’autres exemples de plats « ambassadeurs ». On oublie parfois les mets autochtones, mais depuis notre arrivée à Winnipeg nous avons pris goût au bannock, un pain plat, rond, et fait de grains. Ce pain se déguste de plusieurs façons, mais nous l’aimons bien avec un peu de confiture d’amélanches (baies de Saskatoon).

Difficile de n’en choisir qu’un !

 

Des suggestions d’articles que nous devons absolument goûter dans votre CuiZine ?

Nous vous proposons le menu suivant :

« Poutine Dynamics » de Nicolas Fabien-Ouellet [1]1CuiZine
Poutine Dynamics
2016

Un article qui a suscité l’intérêt du grand public et qui a été relayé par certains quotidiens canadiens. On y traite de la poutine, évidemment, un mets emblématique du Canada… ou plutôt du Québec, comme le fait valoir l’auteur.

« The Many Lives of Mustard » de Christopher Laurent [5]5CuiZine
The Many Lives of Mustard: Journey of a Familiar Condiment
2013

Il est fort probable que la majorité des gens ignorent que le Canada est l’un des plus grands producteurs de moutarde au monde. Petit historique et survol d’un condiment bien ludique.

« L’art de la mesure » de Yannick Portebois [6]6CuiZine
«La Cuisinière canadienne, contenant tout ce qu’il est nécessaire de savoir dans un ménage [...]», Montréal, imprimée et publiée par Louis Perrault, 1840, 114 pages
2014

Exemple de notre rubrique « Cooking the Books  / Mettre les livres à sa sauce » dans laquelle des cuisinomanes mettent la main à la pâte. Cet article traite d’une recette de La Cuisinière canadienne, un ouvrage publié à Montréal en 1840.

« Ce cuisinomane, il est fou, dis !? » d’Elizabeth C. Saint [7]7CuiZine
Ce cuisinomane, il est fou, dis !? – Opinions sur un néologisme et anticipation de son implantation dans l’usage
2016

On nous demande souvent comment traduire foodie. Voici une partie de la réponse.

« Canadian Shield Shortbread Cookies » de Christopher Martin [8]8CuiZine
Canadian Shield Shortbread Cookies
2008

Issue de notre premier numéro, une vidéo créée par Christopher Martin qui montre la préparation d’une recette de biscuits en forme de bouclier canadien.

Nous avons retenu ces suggestions, car nous croyons qu’elles représentent bien l’étendue des thèmes et des types d’articles ou contenus que l’on retrouve dans la revue. Nous vous souhaitons bonne lecture et bon appétit !

CuiZine à la radio. Entretien avec Martine Bordeleau, Radio-Canada, 7 mars 2017.