La dualité linguistique a été au cœur du compromis qui, en 1867, a donné naissance à la Confédération, ainsi qu’en témoignent plusieurs éléments : un système fédéral prévoyant une province à majorité francophone et des provinces à majorité anglophone ; des accommodements pour concilier les traditions juridiques française et anglaise du Code civil et de la Common Law ; des écoles séparées au Québec pour la minorité protestante anglophone et, dans le reste du pays, pour les minorités catholiques, lesquelles étaient largement francophones [1]1Les Cahiers de droit
Les langues officielles au Canada
1979
.

La section 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique constitue bien sûr la reconnaissance la plus manifeste de cette dualité linguistique, puisqu’elle fait du français et de l’anglais les langues du parlement fédéral et des tribunaux [2]2Les Cahiers de droit
Le bilinguisme judiciaire au Québec
1983
Comme l’expliquait John A. Macdonald, l’objectif était de protéger la minorité linguistique francophone des caprices de la majorité linguistique anglophone :

Je conviens […] qu’aujourd’hui [le gouvernement] est laissé à la majorité ; mais afin d’y remédier, il a été convenu dans la conférence [de Québec] d’introduire cette disposition dans l’acte impérial. […] les délégués de toutes les provinces ont consenti à ce que l’usage de la langue française formât l’un des principes sur lesquels serait basée la confédération, et que son usage, tel qu’il existe aujourd’hui, fût garanti par l’acte impérial. (Écoutez ! écoutez !)
John A. Macdonald, 1865 [3]3Québec, Hunter, Rose et Lemieux
Débats parlementaires sur la question de la confédération des provinces de l'Amérique Britannique du Nord: 3e session, 8e parlement provincial du Canada
1865

Si la dualité linguistique était une préoccupation centrale en 1867, allait-elle être représentée comme telle dans les commémorations de la Confédération qui suivraient ?

Femmes et enfants lors d’un pique-nique sur l’île Calumet à l’occasion de la fête du Canada vers 1885. Photographe non-identifié. BAnQ Gatineau (P19, S2, D13)

1897

Signe des temps, lors du 30e anniversaire de la Confédération, ce n’est pas dans la capitale du Canada que se trouvait Wilfrid Laurier, le premier Premier ministre francophone du pays, mais dans celle de l’Empire britannique. Il faisait partie des délégations venues des quatre coins du monde et rassemblées à Londres pour célébrer le 20 juin 1897 les 60 ans de règne de la reine Victoria.

Une semaine plus tard, le 1er juillet, Laurier prononçait un discours à l’occasion d’un banquet donné pour la fête du Dominion à l’hôtel Cecil de Londres. Il y soulignait combien étaient importants les liens avec l’Empire. Non sans bonnes raisons. Le conflit récent avec le Venezuela au sujet de la Guyane britannique et celui concernant la frontière entre l’Alaska et la Colombie-Britannique menaçaient de se transformer en guerre. Dans le cas où celle-ci se déclarerait, le Canada dépendrait pour sa protection de la Grande-Bretagne, de sa flotte et de son armée.

La principale préoccupation de Wilfrid Laurier restait toutefois les relations entre Canadiens anglophones et francophones. Le compromis Laurier-Greenway de 1896, qui avait réussi à régler (pour un certain temps) la question des écoles catholiques de langue française au Manitoba [4]4Revue d'histoire de l'Amérique française
La question des écoles du Manitoba: un nouvel éclairage
1979
 venait d’être signé et le Premier ministre s’était fait un point d’honneur d’inclure dans son discours le thème de la dualité linguistique, son histoire, son présent et son avenir.

La relation entre francophones et anglophones était passée, assurait-il, de l’hostilité au partenariat. « Il n’est nullement exagéré, affirma-t-il avec vigueur, de dire que l’histoire du Canada est à la hauteur de l’histoire de l’Angleterre ou même de l’histoire de la France […]. » Laurier évoqua les morts parallèles de Wolfe et de Montcalm, la « longue lutte […] qui se poursuit de nos jours pour l’établissement d’un gouvernement constitutionnel » et « le spectacle magnifique que nous donnons au monde de races autrefois ennemies et à présent réunies », ce qui souleva de bruyants applaudissements [5]5dans Arthur Milnes (dir.), Canada Always: The Defining Speeches of Sir Wilfrid Laurier, Toronto: McClelland & Stewart, 2016
Speech of the Dominion Day Banquet, Hotel Cecil, London
1er juillet 1897
.

 

1917 et 1927

Le 50e anniversaire de la Confédération en 1917 n’eut rien de grandiose. Un incendie avait réduit en cendre le parlement, la guerre faisait rage en Europe et, au pays, anglophones et francophones s’opposaient âprement au sujet de la conscription [6]6Past Imperfect
Divided Once More: Social Memory and the Canadian Conscription Crisis of the First World War
2006
. Les commémorations en cette année reflètent l’absence d’influence quasi totale des francophones au sein du gouvernement fédéral, et dans l’esprit des anglophones en général.

Les activités commémoratives financées par Ottawa comprirent ainsi une série de marches militaires devant les restes calcinés du Parlement et un timbre commémoratif, imprimé uniquement en anglais, mettant en scène les Pères de la Confédération.

Soldats canadiens célébrant le jour du Dominion dans un village récemment pris à l’ennemi, juillet 1917. Ministère de la Défense / Bibliothèque et Archives Canada.

En 1927, le 60e anniversaire de la Confédération constitua pour les défenseurs de la dualité linguistique une occasion de corriger le tir. La situation était alors totalement différente. Les francophones étaient bien représentés au conseil des ministres, les diplomates francophones aidaient à asseoir le Canada comme un pays moderne et indépendant au sein de la Société des nations et l’élite anglophone du mouvement de la Bonne Entente se mobilisait pour renforcer l’unité nationale [7]7Mens
Une réconciliation insaisissable: le mouvement de la bonne entente, 1916-1930
2007
.

Dans ce contexte, célébrer le passé et le futur de la dualité linguistique devint l’un des thèmes centraux des activités commémoratives financées par le fédéral [8]8Revue de la Société historique du Canada
Appropriating the Past: Pageants, Politics, and the Diamond Jubilee of Confederation
1998
. Brochures, livrets et parades mettaient en avant le rôle que les Français autant que les Anglais avaient joué dans la construction de la nation canadienne, tout le matériel promotionnel, tous les concours étaient bilingues, de même que les festivités organisées sur la colline du Parlement et que leur retransmission en direct à travers le pays. Le timbre de 1917 fut également réimprimée, dans les deux langues cette fois. Comme l’expliquait George Graham, le président du comité d’organisation, le but de tout cela était de susciter une « franche reconnaissance de l’égalité des deux langues » [9]9Ottawa, F.A. Acland
Report of the Executive Committee – National Diamond Jubilee of Confederation
1928
.

 

1967

Plus d’une génération plus tard, en pleine Révolution tranquille au Québec, la dualité linguistique était à nouveau au centre de la conscience nationale. En 1965, la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme prévenait que « le Canada travers[ait] […] la crise majeure de son histoire » et qu’il allait falloir améliorer drastiquement l’égalité entre les deux groupes linguistiques si on voulait que le pays demeure uni [10]10
Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Introduction générale, Livre I, Les langues officielles
1967
.

Alors que les francophones revendiquaient leur place dans la Confédération (ou en dehors de celle-ci), l’identité des anglophones, elle aussi, avait commencé à changer pour devenir quelque chose de moins British et de plus ouvert sur la diversité et sur le Canada français [11]11Mens
Note de lecture: José E. Igartua, The Other Quiet Revolution: National Identities in English Canada, 1945-71, Toronto, University of Toronto Press, 2006. 277 p.
2008

Dans ce contexte, et peut être plus que jamais, la dualité linguistique fut un thème prédominant dans les événements du centenaire de 1967. La Commission fédérale du centenaire finança des centaines d’activités bilingues. Dans les douzaines de chansons spécialement commandées pour l’occasion on chantait dans les deux langues officielles, à l’exemple de CA-NA-DA, la fameuse composition de Bobby Gimby. Les festivités culminèrent à Montréal avec Expo 67 [12]12Anthropologie et Sociétés
Une catharsis identitaire: l’avènement d’une nouvelle vision du Québec à Expo 67
2006
, qui prouva au Canada et au monde que les francophones menaient l’évolution économique, culturelle et – grâce à de Gaulle [13]13Bulletin d'histoire politique
« Vive le Québec libre ! » : la moralité au cœur d’une polémique: réactions publiques entourant la visite du général de Gaulle au Québec en juillet 1967
2013
 – politique du pays.

Bibliothèque et Archives Canada, Acc. No. 1983-33-1289.

1992

On retrouve la dualité linguistique dans les célébrations du 125e anniversaire. Toutefois, plutôt que de tenir le rôle principal, elle partage la scène avec une multitude d’autres thématiques. En 1992, face à un futur incertain, le pays était à la recherche de sens et de réconfort.

Deux ans auparavant à peine, les négociations autour de l’accord du lac Meech s’étaient soldées par une catastrophe politique, et la perspective d’une séparation du Québec d’avec le Canada était plus réelle qu’elle l’avait jamais été en 1967, 1927, 1897 ou même en 1917. L’avenir économique du pays était un autre sujet d’inquiétude, nourri par la crise de la pêche à la morue et un accord de libre-échange avec les États-Unis qui menaçait de miner l’indépendance du Canada. Par ailleurs, en cette veille d’accord de Charlottetown de 1992, la question de la dualité linguistique cédait la place à des sujets plus pressants tels l’autonomie gouvernementale des Autochtones et les droits provinciaux [14]14McGill Law Journal
From the Backroom to the Front Line: Making Constitutional History or Encounters with the Constitution: Patriation, Meech Lake, and Charlottetown
2012
.

Tout ceci a donné lieu à un bric-à-brac de messages confus qu’illustre parfaitement le spot télévisé, produit par le gouvernement sous le slogan « 125 years to celebrate / Il y a de quoi être fier ». L’imagerie de l’annonce comprenait de vastes espaces naturels, des scènes rurales, l’industrie pétrolière, la police montée, la bataille de Vimy, les missions de maintien de la paix, le château Frontenac, des danses écossaises, de l’art autochtone, Expo 67, la Série du siècle de 1972, Terry Fox, le classement du Canada dans l’indice  de développement humain des Nations Unies et, assez bizarrement,  une piscine à vagues, des personnes âgées faisant de l’aérobic et les Blue Jays de Toronto. Si la dualité linguistique était bien présente dans cette campagne publicitaire et dans le bilinguisme des événements commémoratifs, elle s’est retrouvée noyée dans une panoplie d’autres thèmes.

 

2017… ?

Les représentations de la dualité linguistique dans les précédentes commémorations des grands anniversaires du Canada témoignent autant du contexte qui, à chaque époque, entoure les relations culturelles et linguistiques, qu’elles résultent de principes constitutionnels abstraits. Les Canadiens, et le gouvernement fédéral en particulier, ont modelé les commémorations de la dualité linguistique pour qu’elles répondent aux besoins politiques du moment.

Qu’en est-il des célébrations de 2017 ? Le temps nous le dira, mais, comme ce fut le cas jusqu’ici, l’axe central autour duquel s’articulent les festivités reflète les préoccupations du moment. Les quatre grands thèmes définis par le gouvernement sont : la diversité et l’inclusion, la réconciliation avec les Autochtones, la jeunesse et l’environnement. Si elle est seulement là implicitement, que tout cela nous dira-t-il de l’état de la dualité linguistique? Est-elle à ce point intégrée à notre psyché nationale qu’il nous suffit de la tenir pour acquise? Ou bien faut-il sans cesse et toujours saisir la moindre opportunité de la réaffirmer ? Il me semble que cette dernière approche reconnaîtrait que la dualité linguistique du Canada ne fait pas seulement partie intégrante de notre passé, mais de notre futur aussi.


Traduit de l’anglais par Fanny Patry et Delphine Lobet.