Revues citées dans cette uuélection :
Anthropologie et Sociétés | Oral History Forum d’histoire orale |
Enjeu 1 | Sauvegarder
« La mémoire orale, les savoir-faire, les fêtes, les rites et les coutumes sont des traditions vivantes conservées par la simple pratique, répétées à des moments précis de la journée ou de l’année. […] Même lorsqu’elles sont écrites, il est souvent très difficile, voire impossible, de les reproduire en raison de l’absence des nombreux détails nécessaires à leur reconstitution. […] L’enquête orale demeure donc le seul moyen de recenser ce patrimoine dit immatériel. »
Laurier Turgeon et Louise Saint-Pierre, 2009 [1]1Ethnologies
Le patrimoine immatériel religieux au Québec: Sauvegarder l’immatériel par le virtuel
2009
Le souci de sauvegarder un patrimoine est sans doute l’objectif le plus évident de l’histoire orale. Les recherches ethnohistoriques menées au Nunavut en font apparaître plusieurs autres, notamment autour des définitions, des significations et des objectifs que les différents acteurs prêtent à l’histoire orale.
« Les projets d’histoire orale pilotés par les Inuits […] paraissent répondre à des préoccupations beaucoup plus sociétales, qui tendent selon nous à l’empowerment et à la nécessité d’entretenir et de développer leur mémoire sociale. Dans le contexte des changements culturels, socio-économiques et politiques rapides qui ont transformé leur société et qui se poursuivent à l’heure actuelle, les Inuits visent simplement et avant tout, au moyen de l’histoire orale, comme avec d’autres moyens, à sauvegarder leur langue et leur culture, à faire leur histoire selon leurs propres perspectives, et à repositionner et reconfigurer leur mémoire sociale dans le contexte contemporain. »François Trudel, 2002 [2]2Anthropologie et Sociétés
De l’ethnohistoire et l’histoire orale à la mémoire sociale chez les Inuits du Nunavut
2002
Elle est certes une façon de faire de l’histoire aux fins de connaissance et de conservation – une méthode –, mais elle est aussi un outil d’empowerment et de revendication.
Enjeu 2 | Prendre la parole
Dans ce même numéro d’Anthropologie et Sociétés, Frédéric Laugrand revient plus longuement sur l’histoire orale comme ressource politique :
« Sous l’action combinée de l’arrivée sur scène de nouvelles générations d’Inuit élevés dans les pensionnats et les écoles fédérales ainsi que des premiers effets néfastes de la sédentarisation sur les plus jeunes, l’idée de brandir une histoire commune pour mieux faire valoir des revendications globales s’imposait. […] Les Inuit devenaient maintenant les acteurs principaux d’un mouvement destiné à valoriser et sauvegarder leurs traditions. Regroupés au sein de l’Inullariit Society en 1986, les aînés d’Igloolik mirent sur pied l’une des associations les plus dynamiques qui gère aujourd’hui une base de données de plus de 400 entrevues. »
Frédéric Laugrand, 2002 [3]3Anthropologie et Sociétés
Écrire pour prendre la parole : Conscience historique, mémoires d’aînés et régimes d’historicité au Nunavut
2002
Il faut souligner que cette faculté à s’approprier les ressources des Blancs pour résister à la colonisation n’est pas apparue dans les années 1980. Au XIXe siècle déjà, les Stó:lō (Colombie-Britannique) eurent recourt à l’écriture et au droit pour défendre leurs territoires : Entre 1864 et 1874, ils rédigèrent et présentèrent au gouvernement quatre pétitions. Ce faisant, « Indigenous peoples incorporated the state’s languages, technologies, and narratives into their strategies for dealing with settler authorities » [4]4Journal of the Canadian Historical Association
Story People: Stó:lō-State Relations and Indigenous Literacies in British Columbia, 1864–1874
2013.
Enjeu 3 | Donner la parole
S’il s’agit, par l’histoire orale, de prendre la parole, il s’agit de la donner aussi. Il s’agit d’écrire, de réécrire, de compléter ou de réinterpréter l’Histoire avec les mots des inaudibles, d’écouter les voix de ceux qu’on n’entend pas dans les documents que le passé lègue aux historiens. Comme on pouvait le lire en 1982 dans la revue Oral History Forum d’histoire orale :
« the whole shape of history may change if the central viewpoint is shifted away from that of the masculine elite » David Millar, 1982 [5]5Oral History Forum d'histoire orale
Ordinary people, extraordinary history
1982
Dix ans plus tard, Recherches féministes confirmait cette révolution :
« En matière de méthode, ce retour au sujet et à son vécu représente sans doute une des transformations majeures de la discipline historique des 20 dernières années. […] On l’a dit et redit : les sources orales représentent un outil indispensable pour rendre compte de l’expérience de groupes absents des documents écrits. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit des femmes qui ont aussi été majoritairement absentes de la sphère publique d’où émanent la plupart de ces sources. Le réaffirmer, c’est rappeler également que l’histoire des femmes a graduellement délaissé les problématiques de l’histoire traditionnelle pour proposer de nouveaux questionnements et finalement remettre en cause la façon même dont l’histoire a construit son objet. » Denyse Baillargeon, 1993 [6]6Recherches féministes
Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre
1993
Enjeu 4 | S’ouvrir à l’altérité
En s’intéressant à « l’expérience de groupes absents des documents écrits », on fait donc « surgir une mémoire autre, souvent dérangeante, encore contestée » [6]6Recherches féministes
Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre
1993 et même d’autres régimes d’historicité, d’autres conceptions de l’histoire.
« En dépit des récits très détaillés que fournissent les traditions orales inuit, d’une langue remarquablement précise et de l’existence de contextes qui exigeaient une remémoration exacte, la mémoire inuit valorise d’autres principes et d’autres légitimités que celles de nos histoires. » Frédéric Laugrand, 2002 [3]3Anthropologie et Sociétés
Écrire pour prendre la parole : Conscience historique, mémoires d’aînés et régimes d’historicité au Nunavut
2002
Il faut définitivement abandonner l’expression de « peuples sans histoire » et accepter une remise en cause d’un universalisme de la pensée :
« Longtemps a prévalu l’idée que beaucoup des peuples habituellement étudiés par les anthropologues n’ont pas d’histoire à proprement parler, et qu’ils n’ont pas non plus de sens bien développé de l’histoire. Certains n’ont pas manqué d’étendre ces stéréotypes aux Inuit. […] Les sens que les Inuit ont de l’histoire ne sont pas déficients, ils sont mal connus et mal compris. » Yvon Csonka, 2005 [7]7Études/Inuit/Studies
Les sens inuit de l’histoire et leurs divergences au Groenland de l’Ouest et au Nunavut
2005
La reconnaissance de ces différences est relativement récente, elle commande le développement de nouveaux champs d’investigation et nouveaux appareillages conceptuels pour faire l’histoire de ces historicités – en montrer les évolutions – , et pour en faire la sociologie – comprendre ses formes et ses usages sociaux.
Enjeu 5 | Enregistrer, conserver, partager
Cette histoire non écrite commande pour sa conservation de développer de nouveaux modes de recueil, d’archivage et de communication, lesquels doivent en outre éviter de reconduire les suprématies, celles des Blancs et des élites. Il faut éviter que « les historicités indigènes », et les autres, soient « subordonnées à celle de l’auteur » [7]7Études/Inuit/Studies
Les sens inuit de l’histoire et leurs divergences au Groenland de l’Ouest et au Nunavut
2005, qu’il soit scientifique, commissaire, archiviste…
Comment conserver, exposer, partager, accompagner l’interprétation de ces voix autres, de ces systèmes de pensée autres et de ces mémoires, qui ne logent dans aucun support tangible ?
Les approches collaboratives – lire les articles de ce numéro de Salons – sont une réponse à cet écueil et à la volonté de décoloniser les points de vue sur l’histoire et la société. Une autre réponse est le principe de plurivocalité ou de polyphonie, celui-ci « qualifi[e] les pratiques de collaboration avec les autochtones dans les musées [et] renvoie à des techniques d’enquête et à un changement de paradigme postmoderne en anthropologie, apparu à la fin des années 1980 », changement qui critiquait « l’appropriation des objets autochtones faite par les Occidentaux » [8]8Éducation et francophonie
Analyser la reconnaissance du point de vue autochtone dans une exposition muséale
2015.
Mais comment répondre au défi de la non-matérialité. Comment conserver et transmettre un patrimoine et une histoire qui sont essentiellement extérieurs aux objets et aux mots écrits ? C’est une préoccupations de la muséologie qui rapportent et analyse sur cette problématique des expériences intéressantes, notamment celles que le Centre d’histoire de Montréal (CHM) mène depuis 2001 :
« En intégrant les sources orales à ses pratiques de collecte et de médiation, le CHM s’est rapproché des pratiques émergentes en muséologie dite sociale. […] on pourrait se référer à ce que certains chercheurs américains ont appelé les “musées du dialogue” ou “dialogic museum”. D’autres parlent de “muséologie de point de vue” ou plus récemment du “discours d’exposition polyphonique”. […] Si l’écofact et l’artefact sont généralement au cœur des présentations muséales, le CHM introduit donc au musée, de manière plus centrale, le “mentefact”. »Catherine Charlebois et Jean-François Leclerc, 2015 [9]9Revue d'histoire de l'Amérique française
Les sources orales au coeur de l’exposition muséale : l’expérience du Centre d’histoire de Montréal
2015
Les expositions virtuelles se développent également, et avec elle la cybermuséologie [10]10Muséologies
Partager le patrimoine numérique, construire le territoire en ligne
2013
Grâce aux progrès techniques, le mentefact entre donc au musée.
« Le mentefact représente […] la trace se rapprochant le plus de l’événement lui-même, telle qu’une entrevue, un chant ou un conte, ce qui n’était autrefois possible que par des retranscriptions, des illustrations et, plus tard, des photographies. De ce fait, le mentefact fige la performance à son stade de réalisation […]. »Ariane Blanchet-Robitaille, 2012 [11]11Muséologies
Le mentefact au musée : la mémoire mise en scène
2012
L’oralité et le geste se sont trouvé un support.
Il faut toutefois se demander : sous ses apparences de matière brute, le mentefact, cette captation de l’immatériel, échappe-t-il moins que la transcription et que la traduction au problème de l’interprétation ?
Enjeu 6 | Recueillir, transcrire, traduire… trahir ?
Peut-on collecter sans interpréter ? Les paroles prononcées, les gestes produits ne perdent-ils pas leur intégrité une fois qu’ils sont recueillis et ordonnés ? « De qui les enregistrements conservent-ils les conceptions [12]12Anthropologie et Sociétés
Lire la tradition orale, écrire l’histoire crie
2002 ? » Et qui dire des trahisons qu’inévitablement toute traduction engendre, a fortiori quand il s’agit de transcrire une culture qui est d’abord orale [13]13Anthropologie et Sociétés
Ce que précise la langue inuit au sujet de la remémoration
2002 ?
Cette question préoccupe les chercheurs autant que les traducteurs. Elle devrait imposer un cadre éthique à la publication qui laisserait mieux transparaître les opérations de médiation entre l’énonciation et la reproduction :
« A fully transparent publication of Aboriginal life history narratives would then clearly show that their production was a dialogic process, and not the purported monologues that they are made to appear. » Philippe Cardinal, 2005 [14]14TTR
Why Do They Do It? A Brief Inquiry into the Real Motives of Some of the Participants in the Recording, Transcribing, Translating, Editing, and Publishing of Aboriginal Oral Narrative
2005
Sur le plan éthique, il faudrait aussi rendre à l’écrit la place qui lui revient dans le système de communication et de transmission culturelle et dont les transcriptions entendent témoigner :
« Dans le monde circumpolaire, les pratiques écrites sont incluses dans un répertoire communicatif qui privilégie les pratiques orales. […] le matériel qui naît de l’effort d’écriture des connaissances ou des savoirs sur les langues autochtones, s’il est très utile pour un public bien particulier, reste un matériel secondaire, tant que les canaux de transmission premiers [liens familiaux, événements communautaires, activités de subsistance…] sont actifs. » Aurélie Hot, 2008 [15]15Études/Inuit/Studies
Un bilinguisme stable est-il possible à Iqaluit ?
2008
Cette prise de conscience des limites et des défauts de l’écriture comme medium pour la recherche et la conservation s’est manifestée dans un retour à l’anthropologie visuelle, soutenu par l’amélioration des techniques et des supports d’enregistrement.
« For many indigenous cultures, language was not written traditionally and knowledge was passed down through oral histories, not written works. Conversely, writing is the key means for communication among those people who study indigenous cultures […]. This disconnection has contributed to recent movements in various social sciences away from writing […] The result has been a resurgence of interest and use of film and photography in research, to help capture those things that are beyond verbal or written description. In anthropology and beyond, there is increasing interest in exploring what new visual technologies can offer in helping to document and communicate those “non-text” components that are essential to understanding any experience, but are inevitably missing from writing. » Shari Gearheard, 2005 [16]16Études/Inuit/Studies
Using interactive multimedia to document and communicate Inuit knowledge
2005
L’anthropologie visuelle toutefois ne résout pas tous les problèmes. Toute captation, tout montage, toute sélection reste une interprétation [17]17Anthropologie et Sociétés
Construction du regard anthropologique et nouvelles technologies : Pour une anthropologie visuelle appliquée
2004.
Enjeu 7 | S’adapter aux nouvelles matérialités
L’histoire orale, la volonté de conserver l’immatériel produit donc des documents, lesquels rejoignent, dans leurs formes les plus récentes, la masse des artéfacts numériques.
« We are currently experiencing a revolutionary medium shift. As […] communications are increasingly carried through digitized text, pictures, and video, the primary sources left for future historians will require a significantly expanded and rethought toolkit. » Ian Milligan, 2012 [18]18Journal of the Canadian Historical Association
Mining the "Internet Graveyard": Rethinking the Historians’ Toolkit
2012
Cette nouvelle matérialité, numérique, pléthorique et exponentielle, à son tour appelle au développement de nouvelles méthodes de conservation, de recherche et d’interprétation
L’histoire, celle des sociétés, de la recherche et des technologies, est bien toujours en train de se faire.