Le boys’ club n’est pas seulement un lieu ou une structure investie par des hommes : il est ce par quoi la masculinité devient ce genre sexué qui n’en est pas un parce qu’il représente tout le monde. Le boys’ club fait de l’homme (blanc, hétérosexuel et de classe moyenne) le représentant du neutre et de l’universel. Il fait que le masculin l’emporte sur le féminin, le blanc sur le racialisé, le riche sur le pauvre, l’hétérosexuel sur le queer, etc. Mais ce n’est pas seulement leur présence qui donne aux hommes du pouvoir, c’est la manière dont ils s’organisent et se retrouvent ensemble, installés en rond et se faisant face autour d’une table, d’une icône, d’un idéal…

Le boys’ club est une figure de réseautage. C’est un lieu ou une structure où des décisions sont prises entre hommes (#déciderentrehommes). Le boys’ club correspond à ce que d’aucun.e.s nomment le patriarcat (Delphy [1]1Recherches féministes
Christine Delphy, L’ennemi principal, t. 2. Penser le genre
2001
, Guillaumin [2]2Recherches féministes
Nicole-Claude Mathieu : L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe
1992
, Mathieu [3]3Sociologie et sociétés
Femmes et théories de la société: remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées
1981
), ou d’autres la domination masculine (Bourdieu [4]4Actes de la recherche en sciences sociales
La domination masculine
1990
) : c’est une organisation où les hommes sont hiérarchiquement supérieurs aux femmes (et où certains hommes sont supérieurs à d’autres hommes), où certains sont sujets et les autres sont des objets à échanger.

Mais cette structure dépend de la relation des hommes entre eux. Ainsi, il ne s’agit pas, ici, de s’intéresser à la masculinité en tant que telle, ou à l’homme à titre d’individu, dans sa singularité ; il s’agit de débusquer le « club » pour penser la dimension systémique du genre sexué, comment la masculinité est formée, comment elle figure (et dès lors, comment aussi elle peut être défigurée) au sein de l’espace social.

 

Un monde à soi

Si l’on remonte à l’origine britannique de l’expression, on apprend que les boys’ clubs se sont popularisés au début du XIXe siècle, à Londres [5]5Lumen
"Clubbability": A Revolution in London Sociability?
2016
. Ils ont été fondés, notamment, en réaction à l’espace domestique délégué aux femmes. Ces clubs se voulaient des lieux de repli où les hommes pouvaient non seulement échapper à l’espace conjugal et familial, mais en inventer un à leur image [6]6The Journal of British Studies
A Flight to Domesticity? Making a Home in the Gentlemen's Clubs of London, 1880–1914
2006
.

Au fil du temps, le boys’ club en est venu à nommer :

> Une organisation qui traditionnellement exclut les femmes et est contrôlée par des hommes.

> Un groupe d’hommes âgés et fortunés qui détiennent un pouvoir politique.

> Un groupe de personnes en position de pouvoir qui se servent de ce pouvoir pour leur propre bénéfice, et le plus souvent indirectement. (En Angleterre, encore, le good old boys’ club est un réseau d’hommes issus des écoles privées de garçons, ces boys qui après avoir reçu leur diplôme deviennent les « old boys ».)

Enfin, le boys’ club renvoie au souhait de préserver les élites sociales. Comme on dit : « Ce n’est pas ce que vous savez, qui compte, c’est qui vous connaissez. » Le boys’ club est un groupe serré d’amis-hommes qui se protègent entre eux.

Année internationale de la Femme, affiche promouvant l’égalité des femmes, ministre chargé de la Situation de la femme, Ottawa, 1975. Crédit : Bibliothèque et Archives Canada, no d’acquisition : 1994-434-60.

Le groupe comme fabrique du pouvoir

Le club est donc un type de regroupement bien précis. Il ne s’agit pas d’une foule aux visages indistincts, mais bien d’un réseau, d’un clan, d’une famille, d’un régiment, d’une équipe, d’un concile, d’une fraternité, d’un gouvernement… c’est-à-dire d’un groupe dont les membres sont liés entre eux – dépendent les uns des autres, se rapportent les uns aux autres et sont unis par un intérêt commun, une croyance partagée, un idéal auquel tous adhèrent.

Il faut entendre ainsi ces mots (je souligne) :

Le pouvoir, ça n’existe pas. Je veux dire ceci : l’idée qu’il y a, à un endroit donné, ou émanant d’un point donné, quelque chose qui est un pouvoir, me paraît reposer sur une analyse truquée, et qui, en tout cas, ne rend pas compte d’un nombre considérable de phénomènes. Le pouvoir, c’est en réalité des relations, un faisceau plus ou moins organisé, plus ou moins pyramidalisé, plus ou moins coordonné, de relationsMichel Foucault [7]7Paris, Gallimard, coll. Quarto
Dits et écrits (1954-1988), t.II: 1976-1988
2001

One must engage masculinity critically as ideology, as institutionally embedded within a field of power, as a set of practices engaged by groups of menMichael Kimmel [8]8Oxford, Oxford University Press
Manhood in America: A Cultural History
2011 [3e éd.]

La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même.Pierre Bourdieu [9]9Paris, Seuil, coll. Liber
La Domination masculine
1998

En somme, le boys’ club est une organisation qui traditionnellement exclut les femmes et est constituée par un groupe d’hommes âgés, fortunés et blancs qui détiennent un pouvoir politique. Une dimension des études de genre consiste à penser la masculinité à partir de cet état qu’est le groupe.

Si les hommes forment une série, au sens où l’entend Iris Marion Young [10]10Recherches féministes
Le genre, structure sérielle: penser les femmes comme un groupe social
2007 [1994]
, ils sont essentiellement un groupe au sens où ils sont activement et non pas passivement liés les uns aux autres. On imagine mal une série d’hommes debout les uns à côté des autres pour faire joli, à la manière de cette figure obligée à laquelle doivent se conformer les femmes : celle des filles en série. « Les hommes n’ont pas besoin de se donner en spectacle », comme l’écrivait l’auteure Nelly Arcan dans Putain (2001).

On imagine plutôt les hommes tournés les uns vers les autres, formant un cercle fermé, liés les uns aux autres par une relation qui a tout à voir avec le pouvoir, la fabrique d’un pouvoir qui dit qui est le plus fort dans cette immense cour d’école qu’est notre monde.

 

L’homme, le blanc, l’hétérosexuel : le vrai

Todd Reeser [11]11Toronto, Wiley-Blackwell
Masculinities in Theory: An introduction
2010
s’attarde au fait que la masculinité est anonyme, banalisée, « unmarked »  (au sens où on le dit des voitures de police), immaculée. Le plus souvent, les hommes sont considérés comme étant sans genre, de la même façon que les blancs sont perçus comme non racialisés. Le masculin (et en particulier le masculin blanc qui, comme l’écrit Carbado [12]12Berkeley Women's Law Journal
Straight out of the Closet
2000
, est sans conteste masculin et représente tous les hommes parce que blanc) est compris comme l’universel. C’est ainsi qu’il passe inaperçu. En ce sens, s’il faut voir la masculinité comme une idéologie, c’est parce qu’elle concerne des subjectivités liées au pouvoir, affirme Todd Reeser. Certaines institutions (l’armée, par exemple [13]13Labour/Le travail
Manhood and the Militia Myth: Masculinity, Class and Militarism in Ontario, 1902-1914
1998
) ont intérêt à instituer la masculinité. Et cette institution du masculin se fait non seulement dans le vis-à-vis avec celles qu’on identifie comme étant des femmes, mais avec ceux qu’on reconnaît comme étant les autres hommes [14]14Nouvelles pratiques sociales
Les hommes et les études féministes
1990
 : d’une part les vrais hommes, regardés et reconnus, idéalisés et émulés ; d’autre part, ceux qui ne le sont pas tout à fait ou pas assez ou qui ne le sont pas comme ils le devraient.

Mais il n’y a pas de pouvoir sans contre-pouvoir. Et en ce sens, un des objectifs des études de genres consiste, dans une perspective intersectionnelle [15]15Nouvelles pratiques sociales
Intersectionnalité, féminismes et masculinités: une réflexion sur les rapports sociaux de genre et autres relations de pouvoir
2014
, à faire apparaître la diversité des boys’ club pour se demander quels types de masculinités lui échappent, ou sont relégués à la marge [16]16Recherches féministes
Le discours de la «crise de la masculinité» comme refus de l’égalité entre les sexes: histoire d’une rhétorique antiféministe
2012
. Quels hommes sont plus ou moins visibles ? Quelle place occupent les hommes racialisés [17]17in Black male partial (in)visibility syndrome, thèse de doctorat, University of Illinois
Black Masculinities Expressed Through, and Constrained by Brotherhood
2014
, queer, trans, pauvres [18]18European journal of American studies
The Missing Colors of the Rainbow: Black Queer Resistance
2017
… Participent-ils du boys’ club de la même façon, et si non, comment ? Comment leur masculinité s’énonce-t-elle et quelle forme prend leur résistance ? De quelle façon, grâce à cette diversité de corps, d’expériences, de sensibilités… le boys’ club se trouve-t-il mis à mal, défait, réimaginé ?

Voilà quel est le défi, aujourd’hui. D’une part, il faut repérer cette figure qu’est le boys’ club partout où elle se manifeste et, d’autre part, il faut penser les moyens de la reconfigurer.

 

À lire également

Spirale, no 215, « Les masculinités », sous la direction de Sandrina Joseph, juil.-août 2007.

Recherches féministes, vol. 11, no 2, « Ils changent, disent-ils », sous la direction de Huguette Dagenais et Anne-Marie Devreux,  1998.