1. La diversification des lieux de publication
L’un des premiers effets du passage au numérique est la diversification des lieux de publication. Les meilleurs articles sont de moins en moins publiés dans les revues savantes considérées comme étant les plus importantes (avec un haut facteur d’impact). La raison est simple : les chercheurs trouvent maintenant leur littérature secondaire non plus dans un petit nombre de revues imprimées, mais dans un bassin de plus en plus vaste disponible en ligne.
Prenons l’exemple de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) qui existe depuis 1915. Au début des années 1990, elle publiait près de 9 % des articles composant le 1 % d’articles les plus cités. En 2010, elle publiait moins de 3 % de ce 1 %, ce qui témoigne du phénomène de dé-concentration des lieux de diffusion.
On observe également un déclin des grandes revues multidisciplinaires traditionnelles au profit de nouvelles revues également multidisciplinaires mais diffusées en libre accès (comme PLoS One), ou bien spécialisées, qui ont souvent des taux d’acceptation plus élevés que les grandes revues généralistes comme Science et Nature.
2. L’anglicisation des publications et la résistance des revues nationales
Nuançons d’abord le discours triomphant sur l’internationalisation de la recherche – à laquelle on assimile souvent l’anglicisation – en rappelant l’importance des revues nationales et de la langue nationale, en sciences sociales et humaines (SHS) particulièrement. Ainsi, malgré le prestige associé aux revues internationales, les plateformes qui diffusent des revues en français dans les universités francophones québécoises (Érudit, Cairn et Revues.org) suscitent plus de téléchargements que les cinq grands éditeurs commerciaux (Reed-Elsevier, Wiley-Blackwell, Springer, Sage Publications et Taylor & Francis). Pire : un pourcentage important des revues qui composent les offres d’abonnement de ces grands éditeurs commerciaux ne sont jamais consultées.
En Allemagne et en France, les chercheurs en SHS publient une proportion plus importante de leurs travaux de recherche dans leurs revues nationales. Au Québec, on publie beaucoup plus en anglais. Ceci s’explique par la moins bonne indexation des revues nationales, qui les rend moins attrayantes pour les chercheurs, mais aussi par la proximité de l’anglais, tant à l’intérieur du Québec qu’autour. L’anglicisation touche malgré tout l’Allemagne et la France. En 1980, 30 % des recherches allemandes et françaises en SHS indexées dans le Web of Science (WOS) étaient publiées en anglais. En 2014, elles étaient environ 80 %. Dans la même période, la publication québécoise en anglais indexée dans le WOS a elle aussi progressé, passant de 70 à 90 %. Évidemment, ces pourcentages n’incluent pas des données d’Érudit ; lorsque celles-ci sont incluses, la proportion d’anglais est deux fois plus faible, soit 45 %.
Les revues nationales également s’anglicisent. Les Allemands publient de plus en plus en anglais dans leurs propres revues nationales, tout comme les Québécois, qui choisissent de plus en plus de publier en anglais dans des revues bilingues ou anglo-canadiennes. On constate toutefois que les revues françaises résistent encore à ce phénomène.
3. L’allongement de la durée de vie des articles
Si l’ère numérique accélère beaucoup de choses, elle en prolonge d’autres. Grâce au numérique, on cite du matériel de plus en plus vieux. Depuis le début des années 1990, la durée de vie des documents savants s’est allongée, et ce dans toutes les disciplines, y compris en sciences de la nature et en médecine où la désuétude des articles est pourtant typiquement plus rapide qu’en SHS.
Comment expliquer cet effet du numérique sur l’obsolescence de la littérature ? Une première hypothèse est que le numérique donne accès à des connaissances plus récentes, mais aussi plus anciennes, grâce à la numérisation et à l’indexation des numéros rétrospectifs. Ces numéros se retrouvent indexés sur Google Scholar, où ils sont fortement consultés. Les travaux en histoire et sociologie des sciences suggèrent aussi que les révolutions scientifiques se font à un rythme plus lent, les travaux plus anciens restent par conséquent plus longtemps pertinents.
4. Le renforcement d’un oligopole
En 1995, Forbes prédisait qu’Elsevier ne survivrait pas à la démocratisation des connaissances promise par Internet. Question de bon sens. En effet :
The web had been created to bring academics together; now it offered them a way of sharing their research online for free. What need would anyone have for fusty, expensive journals?
The Financial Times, 15 nov. 2015
D’autres depuis se sont risqués à prédire la fin des grands éditeurs commerciaux. Autant se sont trompés. Non seulement Elsevier et consorts sont toujours en pleine forme économique, mais leur contrôle de l’édition savante a encore augmenté. Confrontés à la nécessité de prendre le virage numérique et pas toujours outillés pour le faire, les petits éditeurs se sont fait progressivement acheter, avec pour effet que le marché s’est encore concentré davantage. Une poignée d’éditeurs contrôle aujourd’hui plus de la moitié des articles publiés.
La situation varie toutefois selon les disciplines. En chimie, l’édition savante est quasi entièrement contrôlée par ces éditeurs (qui incluent également l’American Chemical Society) ; en physique, par contre, l’importance des sociétés savantes nationales et les dépôts disciplinaires, tel arXiv, rendent les éditeurs commerciaux beaucoup moins puissants. En sciences sociales, la situation est plutôt catastrophique : près de 70 % des articles sont diffusés par ces derniers, mais dans les arts et humanités cette proportion est très faible (moins de 20 %).
Ces éditeurs savent très bien comment mettre à profit leur position dominante et la dépendance du monde scientifique à la publication. Au cours des 25 dernières années, leurs tarifs d’abonnement ont ainsi augmenté de près de 400 % et leurs marges de profit avoisinent les 40 %. Tout cela alors que ni les auteurs ni les évaluateurs des articles ne sont rémunérés pour leur travail, puisque cela fait partie de leurs tâches de chercheurs rémunérés, le plus souvent, par des fonds publics. Et ces fonds servent également à payer les abonnements des universités aux revues…
5. L’avènement du libre accès
La possibilité d’offrir un accès gratuit et sans restriction aux publications savantes est l’une des innovations majeures permises par le numérique. Aujourd’hui, à l’échelle internationale, plus d’un article sur deux est diffusé en libre accès.
Plusieurs voies mènent au libre accès :
> la voie verte : l’auto-archivage par l’auteur dans des dépôts institutionnels ou commerciaux,
> la voie dorée : la publication de la version finale de l’article, mis en forme, sur le site de la revue en libre accès.
Dans les pays où la recherche et l’enseignement souffrent d’un dramatique sous-financement, mais aussi dans certains milieux de pratique (pensons aux organismes communautaires), l’accès libre aux savoirs est un enjeu majeur. Les chercheurs ont certainement une responsabilité par rapport à la question de l’accessibilité de leurs travaux.
L’autre argument régulièrement convoqué en faveur de la diffusion en libre accès est l’avantage en termes de citations des articles. Tout mode de publication confondu, le libre accès a en moyenne 24 % plus d’impact, et même 41 % pour les articles diffusés selon les voies verte ou hybride.
6. Le questionnement du rôle des revues
Diffuser les résultats de la recherche, assurer l’évaluation par les pairs et archiver les connaissances ne relève plus exclusivement des revues scientifiques. Beaucoup remettent en question le système d’évaluation actuel qui pourrait être beaucoup plus ouvert et délégué à la communauté. En ce qui concerne la diffusion, il serait possible de déposer simplement des articles sur un site web sans passer par une revue. Enfin l’archivage peut se faire via les dépôts institutionnels ou d’autres sites web.
Deux fonctions des revues demeurent toutefois essentielles.
Premièrement, les revues savantes sont indispensables pour fédérer les communautés de chercheurs. En SHS surtout, elles permettent de créer de véritables écosystèmes de chercheurs autour d’objets de recherche locaux ou nationaux.
Deuxièmement, le système de la recherche étant une créditocratie, la revue savante est irremplaçable en tant que vecteur de capital symbolique. Toutes les revues ne jouissent pas du même crédit, celui-ci varie en fonction de leur histoire, du prestige de leurs auteurs, des universités auxquelles elles se rattachent, etc. On peut discuter du bien-fondé de la valeur qui leur est accordée, il n’empêche, le capital symbolique associé aux revues reste un outil nécessaire au champ scientifique pour en hiérarchiser les découvertes, les théories, les auteurs, les institutions, les pays…
Il importe de rappeler que, pour gagner en capital symbolique, les revues doivent être lues et citées et donc être diffusées le plus largement possible. À cette fin également, le libre accès semble la voie à privilégier.
Note
Ce texte est la version remaniée d’une communication donnée à l’occasion du séminaire « Nouveaux modes de diffusion des connaissances et libre accès au Canada » organisé conjointement par Érudit et le RCDR le 17 novembre 2015 à Montréal.